Par Gérard Dréan.
« Ce que les gens attendent des économistes est au-delà du pouvoir de tout homme mortel. » Ludwig von Mises, L’Action Humaine.
L’incapacité des économistes à formuler des prévisions exactes fait l’objet de plaisanteries récurrentes, et leurs désaccords soulèvent la question : l’économie est-elle vraiment une science ? À quoi servent les économistes ?
Le chercheur, l’ingénieur, le constructeur
Dans les disciplines physiques, on distingue les sciences des techniques. Ce n’est pas le physicien qui construit les ponts ; et quand un pont s’écroule, on n’accuse pas Newton.
Les rôles sont distincts : le chercheur formule les lois générales de la nature ; l’ingénieur dresse les plans d’ouvrages particuliers ; le constructeur réalise ces ouvrages. En recherchant les lois de la nature, le théoricien ne préjuge pas de leur application pratique et ne s’occupe pas de savoir si elles conviendront aux ingénieurs.
Dans le domaine de l’économie, ces trois rôles ne sont pas aussi clairement définis. Le constructeur est ici l’homme de pouvoir qui s’est donné pour tâche de résoudre les problèmes de la société.
Or les politiques refusent a priori l’idée qu’ils doivent se plier à des lois immuables et préfèrent penser que puisque les phénomènes économiques sont le résultat de l’action humaine, les hommes (eux-mêmes en l’occurrence) peuvent les modeler à leur guise. Ils n’adoptent que les théories qui conviennent à leurs desseins, au point d’en commanditer de nouvelles quand les théories existantes ne leur plaisent pas.
En économie comme ailleurs, l’action ne peut porter ses fruits que si elle repose sur des fondements irréfutables, sur un noyau théorique indépendant des options idéologiques. Le physicien n’invente pas une théorie qui nie la gravitation universelle sous prétexte que les hommes voudraient bien voler comme les petits oiseaux.
Ce n’est pas parce que les hommes rêvent d’une société d’abondance que l’économiste doit parler de la « distribution des richesses » indépendamment de leur production. Ce n’est pas parce que les gouvernements voudraient bien contrôler l’économie qu’il doit leur dire qu’ils en ont le pouvoir.
Mais dans un domaine qui concerne le bien-être des hommes et dans un métier où l’essentiel des récompenses vient de l’État, une telle attitude value-free exige une ascèse intellectuelle qui n’attire aucune reconnaissance et dont bien peu sont capables. D’autant qu’existe une forte demande de mauvais économistes pour justifier de mauvaises politiques économiques, ce qui explique le succès des keynésiens et plus généralement des macro-économistes.
L’économie est-elle une science ?
Pourquoi fait-on confiance aux théories physiques et non aux théories économiques ? Comment juge-t-on si une théorie est vraie ou fausse ? La réponse renvoie à une différence radicale entre les sciences de la nature et les sciences humaines.
On définit généralement le caractère scientifique d’une théorie par le critère de Popper : une théorie est scientifique si elle est réfutable, c’est-à-dire s’il est possible d’en déduire des énoncés qui ne sont pas nécessairement vrais, mais qu’on peut tester en les confrontant à la réalité ; la théorie peut être admise comme vraie tant que les tests ont donné des résultats conformes à ces énoncés.
Or il se trouve qu’en économie, l’expérimentation contrôlée est impossible, sauf dans quelques domaines qui relèvent davantage de la psychologie que de l’économie. De plus, l’observation y est insuffisante pour prouver une proposition théorique, car chaque phénomène observable est le résultat d’une infinité de causes dont les effets individuels ne sont pas mesurables. Les lois économiques ne peuvent être ni validées ni invalidées par l’expérience contrôlée, ce qui exclut d’utiliser le processus de réfutation de Popper.
Ces particularités de l’économie sont loin d’être une découverte récente ou les élucubrations d’esprits dérangés. Elles étaient reconnues par les classiques, notamment Jean-Baptiste Say qui les énonce dans le Discours Préliminaire de son Traité d’Économie Politique de 1803, et John Stuart Mill dans le chapitre 7 du livre 6 de son System of Logic (1843). Elles sont à la base de la réflexion de John Elliott Cairnes dans The Character and Logical Method of Political Economy (1857), et sont aussi vraies aujourd’hui qu’elles l’étaient alors.
Puisque l’expérimentation est impossible en économie, et que l’observation ne peut pas fournir de résultats probants, on est tenté d’en conclure non seulement que l’économie n’est pas une science au sens de Popper, mais qu’elle ne peut pas l’être quel que soit le raffinement des méthodes qu’elle utilise.
Mais rassurons-nous, ce n’est pas bien grave : selon ce critère, les mathématiques ne sont pas une science non plus, ni la logique, et pourtant leurs propositions sont encore plus certaines que celles des sciences physiques.
C’est que, fort heureusement, il y a d’autres sources de certitude que l’expérimentation. Si on vous montre deux boules, qu’on en ajoute deux, et que vous n’en voyez plus que trois, personne, et en tout cas pas un scientifique, n’en conclura que les lois de l’arithmétique sont réfutées et qu’il faut développer une nouvelle théorie des nombres. Vous en conclurez au contraire que vous avez affaire à un habile manipulateur et qu’il y a « un truc ».
De même, toutes les propriétés des triangles, même les moins évidentes, se déduisent de la définition du triangle par la simple logique. On aurait beau mesurer mille fois les côtés d’un triangle rectangle et trouver quelquefois une petite différence entre le carré de l’hypoténuse et la somme des carrés des deux autres côtés, ce n’est pas le théorème de Pythagore qui serait mis en cause, mais l’habileté de celui qui a fait les mesures et la précision de ses instruments.
Les vérités logiques et mathématiques sont logiquement antérieures à toute expérimentation, et aucune expérience ne peut les réfuter. Plus encore, les propositions des sciences physiques n’ont de sens que si on admet la vérité des mathématiques et de la logique. Les sciences, y compris les sciences physiques, ne reposent pas seulement sur l’expérimentation contrôlée, qui permet la validation a posteriori de leurs propositions, mais aussi sur des axiomes logiques admis sans discussion, qui ont le statut de vérités a priori.
Puisque le critère de Popper ne peut pas s’appliquer à l’économie, peut-on construire toute la théorie économique sur des axiomes a priori ? Si la réponse est négative, il faut se résigner à ce que l’économie ne soit pas une discipline « scientifique ».
C’est la position historiciste, selon laquelle il n’existe pas de lois immuables en économie ; c’est évidemment celle qui satisfait le mieux les politiques et leurs conseillers, car elle leur donne un sentiment d’omnipotence. C’est pourquoi elle est soutenue par de nombreux auteurs.
L’autre réponse claire est celle de la tradition « autrichienne » de Ludwig von Mises, elle-même issue d’Aristote et de Kant. Oui, il est possible d’établir des lois incontestables des phénomènes économiques par la seule déduction logique à partir de prémisses nécessairement vraies.
C’est ce que disaient déjà Say, Mill et Cairnes. C’est encore le débat fondamental des années 1880 entre Schmoller et Menger, connu sous le nom de Methodenstreit, que les auteurs néoclassiques, à la suite de Walras, ont soigneusement évité en se réfugiant dans les mathématiques.
Contrairement aux sciences de la nature, où il nous sera toujours impossible de remonter de façon rigoureuse aux causes premières des phénomènes, nous pouvons connaître directement les causes ultimes des phénomènes économiques : en économie, les particules élémentaires, c’est nous. JS Mill et Cairnes l’avaient déjà dit : « L’économiste part d’une connaissance des causes ultimes. Il est déjà, au début de son entreprise, dans la position que le physicien n’atteint qu’après des âges de recherche laborieuse ».
Mises en a fait le fondement de son approche : « Tout ce qui est nécessaire pour en déduire tous les théorèmes praxéologiques est la connaissance de l’essence de l’action humaine. C’est une connaissance que nous posssédons parce que nous sommes des humains ».
Notre connaissance directe de nous-mêmes en tant qu’être humain, soumise au crible de la raison, vaut l’expérimentation contrôlée sur le monde extérieur.
Existe-t-il des lois générales en économie ?
Entendons-nous d’abord sur le terme de « loi ». Les lois universelles que doit rechercher l’économiste théoricien doivent être de forme causale : « tel phénomène, en telles circonstances, est nécessairement suivi de tel autre ». Elles ne sauraient a priori être universelles au sens marxiste des « lois de l’histoire » (« tel phénomène doit nécessairement arriver ») ni même prendre la forme « tel phénomène est nécessairement suivi de tel autre, quelles que soient les circonstances ».
La discipline économique traite de phénomènes sociaux complexes, pour lesquels il est généralement impossible d’identifier toutes les causes qui interviennent dans la production d’une situation réelle. Les lois économiques sont abstraites au sens propre du mot, puisque chacune d’entre elles, prise isolément, ne correspond à aucune situation concrète.
La réalité est constituée « des faits particuliers qui arrivent bien aussi en vertu de lois générales, mais où plusieurs lois agissent à la fois et se modifient l’une par l’autre sans se détruire ; comme dans les jets d’eau de nos jardins, où l’on voit les lois de la pesanteur modifiées par celles de l’équilibre, sans pour cela cesser d’exister ».
Par cet aspect, l’économie ressemble à la météorologie (dont personne ne conteste la qualité de science) : même besoin de prévisions exactes, même impossibilité d’en produire. Mais au moins les lois élémentaires de la météorologie sont des lois physiques, qui peuvent s’exprimer sous forme de relations mathématiques entre grandeurs mesurables.
Rien de tel en économie. Comme dans toutes les disciplines où intervient l’action humaine, même les phénomènes élémentaires sont imprévisibles et non quantifiables. Il n’existe pas de grandeurs mesurables en économique fondamentale.
Les deux seules grandeurs proprement économiques sont les valeurs et les prix, qu’il ne faut surtout pas confondre. La valeur d’un bien est l’intensité du désir que j’éprouve pour lui. C’est une notion individuelle, subjective et non mesurable.
Je peux dire que je préfère le cassoulet à la choucroute, aller voir un match de rugby plutôt qu’un concert de rap, mais dire « mon goût pour le cassoulet est supérieur de 15 % à mon goût pour la choucroute » ou « j’aime 7,35 fois mieux le rugby que rap » n’a pas de sens. Dans la réalité, il n’y a pas de valeurs, il n’y a que des jugements de valeur, dont l’explication relève de la psychologie et non de l’économie. Il ne peut pas exister de mesure de la valeur.
Quant aux prix, ceux qui intéressent les économistes sont justement le résultat de ces processus sociaux complexes qu’ils cherchent à analyser. Ils n’existent pas indépendamment de ces processus, et il n’y a pas d’autre façon de les connaitre que de laisser ces processus se dérouler. Aucune formule ne permet de les prévoir de façon précise.
Il n’existe donc pas de relations numériques exactes et universelles entre les variables économiques au sens où la nature impose ex ante, entre les valeurs des grandeurs physiques, des relations exactes et universelles qui constituent les lois de la physique. Les lois fondamentales de l’économie ne peuvent être que qualitatives, et quand les économistes hasardent des prédictions quantitatives, elles ne peuvent être qu’approximatives.
Au passage, ceci précise le rôle qui doit être dévolu aux mathématiques dans le raisonnement économique. Comme les économistes classiques, comme Marshall, Keynes, Poincaré et beaucoup d’autres, et comme encore aujourd’hui les « autrichiens », je crois que l’usage des mathématiques dans les sciences humaines présente largement plus d’inconvénients que d’avantages, parce qu’il pare des apparences de la rigueur des raisonnements qui reposent nécessairement sur des hypothèses arbitraires le plus souvent irréalistes. Dans le raisonnement économique il faut se méfier de la formalisation mathématique comme de la peste.
Selon cette conception, il existe bien une théorie économique formée de lois universelles et immuables. Mais cette théorie est de même nature que la logique et les mathématiques, et fondamentalement différente de la physique ou de la mécanique. Les lois qui la composent sont des vérités a priori qui ne peuvent en aucun cas être réfutées par l’expérience, mais qui au contraire sont nécessaires à la compréhension de toute expérience. Il va sans dire que ces « lois » ne sont pas celles que propose le courant actuellement dominant.
Une fois ces axiomes posés, jusqu’où la démarche déductive peut-elle aller ? Très loin selon Say, qui prévoit que quand « cette science sera perfectionnée et répandue… un traité d’économie politique se réduira alors à un petit nombre de principes, qu’on n’aura pas même besoin d’appuyer de preuves, parce qu’ils ne seront que l’énoncé de ce que tout le monde saura, arrangé dans un ordre convenable pour en saisir l’ensemble et les rapports ». Cette prophétie de 1803 a été accomplie en 1949 par Ludwig von Mises avec L’Action Humaine.
Say ajoute une précaution bien naturelle de la part d’un praticien : « L’économie politique, pour être véritablement utile, ne doit pas enseigner, fût-ce par des raisonnements justes, et en partant de prémisses certaines, ce qui doit nécessairement arriver ; elle doit montrer comment ce qui arrive réellement est la conséquence d’un autre fait réel. Elle doit découvrir la chaîne qui les lie, et toujours constater par l’observation l’existence des deux points où la chaîne des raisonnements se rattache. »
Alors, l’économie est-elle une science ? Simple affaire de définition. Ou bien on admet d’appeler « sciences » la logique et les mathématiques, et alors cette économique fondamentale (ou « autrichienne ») est aussi une science ; ou bien on refuse de considérer l’économie comme une science au motif que ses propositions ne sont pas réfutables au sens de Popper, et alors la logique et les mathématiques ne sont pas non plus des sciences. Mais ces arguties sémantiques ne changent rien à la vérité des lois logiques, mathématiques… et économiques.
Quelle économie ?
Problème : cette conception de l’économie est devenue ultra-minoritaire, alors qu’elle allait de soi pour tous les économistes jusqu’à la fin du XIXe siècle. Comment juger alors la pratique actuelle de la discipline économique, qui se pare du titre de « sciences économiques » sous prétexte qu’elle se présente sous la forme de raisonnements et de modèles mathématiques ?
D’une part, que les économistes en soient conscients ou non, l’application du critère de Popper l’exclut des sciences, puisque les conclusions de ces modèles ne sont pas validées par l’expérience ; et d’autre part elle refuse l’autre source de scientificité qu’est l’apriorisme autrichien sans s’apercevoir qu’elle-même, comme toutes les sciences, repose aussi sur les axiomes a priori de la logique et des mathématiques.
Force est donc de conclure que l’économie mainstream n’est pas scientifique, et que paradoxalement c’est précisément à cause du choix qu’elle a fait de singer les sciences physiques dans le but vain de mériter le nom de science.
D’une part ses hypothèses constitutives (notamment son ontologie dominée par l’homo economicus omniscient et infaillible) ne sont pas compatibles avec la réalité qu’elle prétend étudier : si c’est une science, c’est la science de quelque chose qui n’existe pas. D’autre part ses méthodes, appropriées à l’étude du monde physique, ne sont pas appropriées à l’étude de l’action humaine qui est la substance de l’économie.
Or si l’économie a ainsi divorcé de son objet, c’est pour pouvoir utiliser le raisonnement mathématique dans l’espoir de gagner son certificat de scientificité grâce aux méthodes qu’elle utilise. Le recours obligé aux mathématiques en est à la fois un symptôme et une cause.
L’économie ne pourra redevenir scientifique que dans la mesure où elle se dépouillera des oripeaux de la scientificité qu’elle a empruntés à la mécanique rationnelle et utilisera des méthodes appropriées à l’étude de l’action humaine.
Jusque-là, tout son soi-disant progrès n’est qu’une progression aveugle dans une impasse ; plus on y avance, plus il faudra tôt ou tard reculer pour revenir sur le bon chemin, et plus ce sera difficile.
La véritable science économique respectera alors ce que disait Cairnes : « L’économie politique se tient à part de tous les systèmes particuliers sociaux ou industriels. Elle n’a rien à voir avec le laissez-faire non plus qu’avec le communisme; avec la liberté de contracter pas plus qu’avec le gouvernement paternaliste, ou avec les systèmes de statut. Elle se tient à part de tous les systèmes particuliers, et est, de plus, absolument neutre par rapport à tous. ».
August 22, 2020 at 10:41AM
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